Les cadavres sont une denrée très disputée : certains insectes n’hésitent pas à parcourir des kilomètres pour venir y pondre leurs œufs. Cette entomofaune nécrophage est habituellement discrète, mais omniprésente : le moindre animal mort est immédiatement colonisé. Même si les corps humains sont rares comparativement aux autres animaux, ils n’échappent pas à cette fatale attraction.
Dès la mort survenue, un corps cadavre attire de nouveaux occupants : s’il fait beau, les mouches arrivent en quelques minutes à peine. Elles déposent des œufs par centaines, qui donnent naissance à autant de petits asticots. Sous l’effet de cette colonisation rapide et massive, le cadavre se transforme en un véritable écosystème. L’entomologie médico-légale (aussi appelée entomologie forensique) analyse les insectes de cet écosystème afin d’évaluer la date et parfois les circonstances du décès. Ce type d’expertise à de profondes racines (les premières traces écrites remontent au 13ème siècle), mais les méthodes ont considérablement évolué au cours des dernières années. A la fin du 19ème siècle, un vétérinaire français, J.P. Mégnin, proposa une chronologie basée sur la succession des insectes. Ce principe, connu sous le nom de « théorie des escouades », a longtemps servi de référence pour la datation des cadavres. Il a ensuite été progressivement abandonné en raison de sa trop grande imprécision et de son manque de fiabilité. La méthode des escouades n’est donc plus utilisée pour les datations judiciaires, qui reposent désormais sur le calcul de l’âge des larves.
Quels insectes sur un cadavre ?
Les espèces les plus courantes et les plus abondantes sont des mouches de la famille des Calliphoridae. Les femelles peuvent sentir un corps à des kilomètres de distances, et pénétrer dans les habitations. Chaque mouche femelle pond une grappe d’environ 200 œufs qui, à l’éclosion, vont donner naissance à des petits asticots. Malgré leur petite taille, ces œufs et jeunes larves sont relativement faciles à repérer : ils sont généralement regroupés au niveau de la face (yeux, narines, sourcils), du cuir chevelu, à l’interface avec le sol ou dans des zones humides et protégées (vêtements). Ces asticots se nourrissent des chairs durant plusieurs jours, puis s’éloignent du cadavre à la recherche d’un abri où se transformer en cocons (appelés pupes) à l’intérieur desquels les larves se métamorphosent en mouches adultes. Outre les Calliphoridae, on trouve également des mouches appartenant aux familles des Muscidae, Faniidae et Sarcophagidae, qui colonisent les cadavres un peu plus tardivement. La biologie de ces espèces leur permet de se développer et se reproduire sur un même cadavre durant plusieurs générations. Certaines espèces peuvent même s’immiscer jusque dans les endroits confinés comme les cercueils, où on les observe en abondance lors des exhumations.
Tout au long de la décomposition, on peut également trouver des coléoptères appartenant aux familles des Necrophoridae, Histeridae et Staphylinidae. Hormis certaines espèces courantes telles que Necrodes littoralis ou Creophilus maxilosus, ces insectes sont assez mal connus et apportent donc peux d’informations pour la datation du décès. Citons tout de même le cas des dermestes (littéralement « mangeurs de peaux »), de petits coléoptères qui se nourrissent de chairs desséchées. Les dermestes sont donc fréquents dans les zones avec un climat chaud et sec ainsi que sur les cadavres trouvés dans des habitations, où ils peuvent rapidement pulluler et conduire à une rapide squelettisation du corps. On retrouve alors une abondance de mues et de déjections, qui forment une sorte de terreau fibreux ( les « frass »). Ce type de traces peut permettre une estimation fiable du délai post-mortem, même plusieurs mois après la mort.
Enfin, il existe également une foule d’espèces opportunistes ou occasionnelles, qui profitent de la présence d’un cadavre dans leur environnement pour s’y nourrir ou chasser. On peut ainsi trouver des mites, guêpes, fourmis, araignées, bousiers et autres espèces plus ou moins accidentelles. Bien qu’il ne faille surtout pas les exclure a priori, ces espèces se révèlent souvent peu informatives. De fait, la vaste majorité des expertises en entomologie médico-légale repose sur l’analyse des larves de Diptères, et principalement des Calliphoridae.
Le rôle de l’expertise en entomologie
L’utilisation des insectes prévaut lorsque les techniques de datation médico-légale classiques ne sont plus efficaces, c’est-à-dire 48 à 72h après le décès. La première phase de l’expertise entomologique consiste à prélever les insectes présents sur et autour du corps, puis à les identifier. La réalisation de prélèvements doit être réalisée par une personne préalablement formée, et incombe le plus souvent aux techniciens de scène de crime (police scientifique) ou au médecin légiste. Des recommandations ont été publiées par l’European Association for Forensic Entomology (EAFE) et de nombreux ouvrages proposent des protocoles de prélèvement. Certains laboratoires ou équipementiers diffusent également des Kits contenant le matériel et un protocole. Voici quelques principes de base :
- Les prélèvements doivent impérativement être effectués sur le site de découverte du corps. Il faut prélever tout insecte se trouvant sur le corps ou à proximité immédiate : larves, vers, coléoptères, mouches mortes, etc. Le but est d’avoir un échantillon représentatif. Il n’est pas nécessaire de capturer les mouches volant autour du cadavre. Compléter si besoin les prélèvements lors de l’examen de corps.
- Penser à rechercher la présence de pupes (cocons), qui se trouvent généralement à distance du cadavre. Si le cadavre est en extérieur, prélever de la terre autour du corps (1-2m de distance, quelques centimètres de profondeur). Si le cadavre est en intérieur, chercher sous les objets situés dans la pièce, et vérifier dans les pièces voisines.
- Placer les insectes vivants dans des flacons percés de petits orifices (attention à ce qu’ils ne puissent pas s’échapper). Fixer la moitié des prélèvements en les plongeant dans une solution de conservation (formol ou alcool) ou en les congelant. Noter sur chaque flacon la date et l’heure et décrire brièvement son contenu (e.g. « 2 larves » ou « 1 pupe vide »).
- Placer le plus rapidement possible les prélèvements au frais et les acheminer pour expertise dans les meilleurs délais (ne pas dépasser quelques jours maximum). Noter l’historique thermique (e.g. « prélèvement le 25/07 à 16H, frigo 7°C à 17h, transport le 27/07 à 10h »).
- Communiquer à l’expert en entomologie toute information qui ne figurerait pas sur le procès-verbal de découverte du cadavre ou l’album photographique.
Calculer l’âge des larves colonisant les corps
Le principe de base de l’expertise en entomologie est de calculer l’âge des larves ou des pupes afin de déterminer le moment de leur ponte. S’agissant d’insectes nécrophages, leur arrivée indique que la victime était déjà décédée. Imaginons la découverte d’un cadavre le 28 mai : si des insectes nécrophages âgés de 10 jours sont retrouvés sur le corps, c’est que la victime était déjà morte 10 jours avant la découverte du corps, c’est-à-dire le 18 mai. C’est ce qu’on appelle un délai post-mortem minimum.
Pour calculer l’âge des larves, il faut identifier l’espèce et connaître la température. La méthode la plus couramment utilisée est appelée degrés-jours : pour comprendre son fonctionnement, le plus simple est d’utiliser un exemple. Imaginons que l’espèce découverte sur le corps a une température seuil, notée Ts, de 10°C. Cette valeur Ts peut être vue comme un prélèvement forfaitaire obligatoire : seuls les degrés au-dessus de ce seuil sont conservés par la larve pour son développement. Ainsi, à une température constante de 20°C, chaque jour apporte à cette espèce 20°C-Ts = 10 degrés utiles à son développement. Si la température est de 30°C, la larve récupère alors 30-Ts=20°C de développement. L’objectif à atteindre est quant à lui noté ADD (pour Accumulated Degree Days). Dans notre exemple, postulons qu’il faille 150 ADD pour qu’un oeuf de cette espèce se transforme en mouche. A une température constante de 20°C, chaque jour apporte 10 degrés et il faudra donc 15 jours pour accumuler 150 ADD et obtenir une mouche. On raisonne de la même manière lorsque la température varie : une première journée à 20°C suivie d’une journée à 30°C apporteront 10 + 20 degrés-jours à notre larve.
Cette méthode à l’avantage d’être très simple et de fonctionner dans les deux sens : on peut observer une larve et savoir quand elle deviendra adulte, mais aussi partir de l’adulte pour savoir durant combien de temps sa larve s’est développée. C’est ce que l’on fait lors d’une expertise : on identifie les larves présentes sur le cadavre, on reconstitue la température qu’il faisait et on détermine ainsi depuis combien de temps ces larves se développent sur le cadavre (le délai post-mortem minimum).
Comment estimer le délai de colonisation ?
Le calcul du délai post-mortem minimum n’est généralement pas suffisant. Reprenons notre exemple précédent : dans un cas où la victime serait portée disparue depuis décembre, affirmer qu’elle était déjà morte 10 jours avant la découverte du corps, c’est-à-dire le 18 mai, ne serait pas d’une grande aide. Le travail de l’entomologiste consiste donc non seulement à déterminer l’âge des larves, mais aussi à estimer le délai écoulé entre la mort et l’arrivée de ces insectes. Lorsque des larves de Diptères Calliphoridae en cours de développement sont retrouvées, leur interprétation est relativement simple : en conditions favorable, ces mouches pondent très rapidement après la mort. La date des premières pontes peut alors être considérée comme concomitante avec le décès.
En revanche, lorsque les conditions de colonisation ne sont pas optimales (mauvaises conditions météo, corps dans un intérieur fermé) ou dans le cas d’espèces dites tardives, il est plus délicat, voire impossible, de calculer le temps écoulé entre la mort et les pontes. La datation est donc limitée à un délai post-mortem minimum, accompagnée lorsque cela est possible d’une estimation qualitative du délai de colonisation.
Autres apports et limites de l’entomologie médico-légale
Outre la datation du décès, l’étude de l’entomofaune d’un cadavre peut éclairer sur des évènements survenus péri ou post-mortem. L’absence sur un corps d’un ensemble d’espèces très communes peut indiquer une inaccessibilité temporaire du cadavre. Il peut s’agir d’un confinement (e.g. séquestration du corps dans une pièce fermée), de la présence d’un « emballage », mais également de mauvaises conditions climatiques. A l’inverse, il est fréquemment mentionné que la présence de certaines espèces serait révélatrice du déplacement d’un cadavre. Cette idée est peu réaliste : les principales espèces nécrophages se rencontrent partout en Europe centrale, et dans presque tous les milieux. Il est donc exceptionnel de découvrir une espèce indicatrice d’une localisation spécifique. Notons cependant deux cas particuliers : les corps inhumés, généralement très peu colonisés, et les corps immergés, auxquels une faune spécifique est associée. Enfin, les insectes nécrophages peuvent parfois coloniser des plaies nécrosées de personnes vivantes : on parle alors de myiases. Dans de tels cas, l’analyse des larves peut permettre de dater les derniers soins et de démontrer d’éventuelles négligences / maltraitances envers une personne dépendante.
Quelques références :
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- Charabidze D, Gosselin M, Collectif, Beauthier J-P. Insectes, Cadavres Scènes de Crime Principes et Applications de l’Entomologie Medico-Legale. Louvain-la-Neuve: De Boeck; 2014. 261 p.
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- Smith KGV. 1986 A manual of forensic entomology. London: Trustees of the British Museum (Natural history).
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