Le Lieutenant-colonel Pham-Hoai a été chef du département biologie de l’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale et expert en empreintes génétiques près la Cour d’Appel de Versailles. Parmi ses affaires les plus emblématiques en tant qu’expert, il a traité avec son ancienne équipe les analyses génétiques des violences commises en marge du décès d’Adama Traoré en 2016 et le véhicule de Nordhal Lelandais dans le cadre de l’enlèvement et du meurtre de Maelys de Araujo en 2017. Avant de devenir expert, il s’est fait connaître pour son action originale dans la résolution du meurtre d’Élodie Kulik. Le lieutenant-colonel Pham-Hoai revient sur cette initiative où la recherche en parentèle a permis l’élucidation de cette enquête au long cours.
Le contexte d’une affaire criminelle
Dans la nuit du 10 au 11 janvier 2002, Élodie Kulik, 24 ans, est victime d’un accident de la route à proximité de Péronne (Somme). Juste avant son calvaire, la victime réussit à appeler les secours. Sur la bande sonore, deux voix masculines sont entendues. Élodie Kulik est ensuite violée puis tuée dans une déchetterie végétale près du lieu de l’accident. Ses bourreaux mettent le feu à sa dépouille sur sa partie supérieure. Le corps semi-calciné de la victime est découvert au matin le 12 janvier 2002 par un agriculteur. La Gendarmerie est saisie des faits et débute son travail de police scientifique. Sur le corps de la jeune victime et sur un objet près de celui-ci, un même profil génétique masculin est déterminé et enregistré au sein du fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG). Personne ne correspond au profil génétique issu de la scène de crime (trace). Or, en 2002, le fichier n’en est qu’à ses débuts. Le nombre de suspects y figurant est encore faible. Les gendarmes de la section de recherches d’Amiens vont alors se lancer dans des opérations de prélèvement aux fins d’analyse génétique de tous les hommes pouvant intéresser l’enquête. Les délinquants sexuels non encore fichés tout comme les individus poursuivis par la clameur publique ou désignés par un simple appel anonyme sont prélevés, sans succès.
En juillet et août 2002, deux autres jeunes filles, Patricia Leclercq et Christelle Dubuisson, sont assassinées en Picardie. Il est établi que Patricia Leclercq a été violée avant d’être tuée. Pour ces deux derniers meurtres, un profil génétique masculin différent de celui retrouvé dans l’affaire Kulik est déterminé. Il ne correspond également à personne au sein du FNAEG. Ce nouvel indice génétique renforce l’idée qu’au moins deux tueurs en série sévissent en Picardie contre les jeunes filles. La presse est déchaînée, l’émotion est à son paroxysme au sein de la région. En septembre 2002, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, reçoit les familles de trois victimes pour les assurer de son soutien. Des moyens supplémentaires sont donnés, les enquêteurs sont surmotivés et poursuivent leurs opérations de prélèvements aux fins d’analyse génétique de tous les suspects. Ils identifient par ce moyen Jean-Paul Leconte, le meurtrier de Patricia Leclercq et Christelle Dubuisson. Il s’avère néanmoins que Leconte était emprisonné en janvier 2002 et n’avait pas bénéficié de permission de sortie. Dès lors, il est écarté comme suspect du viol et du meurtre d’Élodie Kulik.
Malgré cette effervescence médiatique et ce malheureux concours de circonstances, le véritable enjeu pour les enquêteurs est avant tout humain. La famille d’Élodie Kulik a déjà été durement éprouvée par la vie. Ses parents ont en effet perdu deux enfants dans un accident de la route au milieu des années 70. Malgré ce drame, le couple a décidé de fonder à nouveau un foyer quelques années plus tard, en donnant naissance à Élodie et Fabien. Le meurtre d’Élodie est alors l’épreuve de trop pour sa mère qui tente de se suicider. Son acte la conduira à un coma végétatif de neuf années avant son décès en 2011. Jacky Kulik, le père d’Élodie, transforme son désespoir en énergie pour que le meurtre de sa fille soit élucidé. Il mobilise des soutiens, les médias, organise des marches blanches pour éviter l’oubli. Il va jusqu’à promettre une récompense à quiconque apportera un renseignement permettant d’arrêter les criminels.
Une du journal Courrier Picard – Traquenard sur la départementale. Crédits : France 3 Nord Pas de Calais
Les enquêteurs vont persévérer dans leurs efforts, prélevant ainsi plus de 5000 personnes jusqu’en 2010. Aucune d’entre elles ne présente un profil génétique identique à celui de la trace. Dans le même temps, aucun renseignement ne permet d’identifier le second suspect entendu sur la bande sonore en l’absence de son profil génétique. Plusieurs enquêteurs et juges d’instruction se succèdent sur l’affaire. L’enquête est alors dans une impasse.
Dès lors, comment un jeune capitaine de Gendarmerie, scientifique de formation, qui débute dans le domaine de la police judiciaire peut-il aider ?
Un œil neuf se pose sur le dossier Élodie Kulik
Affecté au sein de la section de recherches en 2009, j’y arrive avec deux masters 2 en poche, le premier en ingénierie de la santé et le second en biologie moléculaire. Mes trois premières années de service ont été réalisées à l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (IRCGN) en tant que membre du comité interministériel en charge du FNAEG. Autant dire que je ne sais rien des enquêtes criminelles si ce n’est ce qui m’a été enseigné à l’école des officiers de la Gendarmerie nationale. Mon chef d’alors, le colonel Robert Bouche, me confie le commandement de la division des atteintes aux biens et me donne comme mission supplémentaire d’apprendre à diriger des enquêtes. Simples au départ, elles deviennent vite complexes à la manière d’une équation. Je ne suis clairement pas le nouveau Sherlock Holmes de l’Institution mais je comprends vite qu’une enquête bien menée n’est ni plus ni moins qu’une démonstration scientifique. Le parallèle est saisissant : des hypothèses sont émises (je suppose que Pierre et Paul sont les suspects de mon crime), elles sont vérifiées par des expériences qui vont fournir des données (les témoignages, les surveillances physiques et techniques vont me fournir ces données) et leurs résultats sont interprétés (si mes témoignages et mes surveillances techniques démontrent que Pierre et Paul étaient bien présents sur la scène du crime à l’heure où il s’est commis, puis-je pour autant affirmer qu’ils en sont les auteurs ?). En appliquant un raisonnement et une rigueur de scientifique, j’arrive à objectiver les choses et à éviter ainsi toute forme d’arbitraire. Cet examen clinique des éléments d’une enquête, quel que soit le résultat, permet de tendre au plus près de la réalité des faits. Le plus difficile est de garder une certaine distance avec des premiers résultats semblant prometteurs et qui peuvent finalement se révéler faux. Un bon enquêteur est un scientifique qui s’ignore.
En août 2010, le commandant de la section de recherches décide de me promouvoir à la tête de la division des atteintes aux personnes, qui traite des homicides et des trafics de produits stupéfiants. Je découvre à ce moment-là dans le détail l’affaire Kulik et son ampleur. Ne m’étant jamais intéressé avant mon affectation à Amiens à ce meurtre, je lis les actes d’enquête avec un œil neuf, conformément à ce que souhaitait le colonel Bouche. Le raisonnement scientifique prend immédiatement le pas sur toute autre considération. Je réalise avant tout mon propre travail de collecte des données et de synthèse de celles-ci à partir du seul dossier en me gardant de tout raccourci rapide.
Scellé judiciaire contenant une cassette audio supportant l’enregistrement de l’appel d’Elodie Kulik au centre de secours d’Amiens le 11 janvier 2003. Crédits : Courrier Picard – Frédéric Douchet
À la lecture des actes d’enquête, je me rends compte que tous les suspects, des plus intéressants à ceux l’étant moins, ont été prélevés. Dès qu’un homme est un suspect pour raisons probables et/ou plausibles, son profil génétique est déterminé et comparé à celui de la trace. Le nombre d’individus prélevés en 2010 est de plus de 5000 soit l’équivalent d’une ville de taille moyenne.
Tous les hommes possiblement suspects, qu’ils résident ou aient résidé à proximité du lieu des faits, qu’ils aient été désignés par la clameur publique (autrement dit la rumeur persistante) ont tous été prélevés sans succès. Que cela m’apprend-il sur le suspect recherché et plus particulièrement sur son absence lors des prélèvements ?
Trois explications sont possibles quant à son absence :
- Il n’a jamais eu à faire à la Justice avant et après le viol
- Il a fui dans un endroit où il ne pourra jamais être prélevé
- Il est décédé depuis le meurtre
Il est nécessaire de rajouter le paramètre de la médiatisation importante de l’affaire. La presse a en effet rendu public à de multiples reprises la présence d’un profil génétique masculin retrouvé sur la scène de crime. Dans le cas où le suspect serait toujours vivant, nul doute qu’il a connaissance de cette information. Il dispose d’un avantage certain, d’un coup d’avance lui permettant d’être sur ses gardes. Cette avance pourrait cependant être mise à mal par le second suspect qui pourrait à tout moment le dénoncer pour se sauver lui-même. Or, depuis 2002, il n’en est rien. Il est raisonnable de penser que si le second suspect ne s’est jamais manifesté, il restera sur cette ligne de conduite surtout s’il a la conviction que son profil génétique n’a pas été retrouvé sur la scène de crime.
Un constat s’impose à moi naturellement en 2010 : l’élément le plus prometteur pour identifier les deux suspects est le profil génétique que l’un d’entre eux a laissé sur la scène de crime. Néanmoins, comment identifier quelqu’un à partir de son empreinte génétique sachant qu’il n’est pas enregistré au fichier et ne le sera certainement jamais ? Comment disposer d’un nom de famille qui permettait de relancer les investigations ? C’est ici que les enseignements de génétique croisés aux capacités du FNAEG interviennent.
Conservation de scellés biologiques au sein du Service Central de Préservation des Prélèvements Biologiques (SCPPB) rattaché à l’Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale (IRCGN). Crédits : PGJN
La recherche en parentèle : une nouvelle utilisation de la génétique au service de l’enquête judiciaire
Les profils génétiques enregistrés par le FNAEG sont composés de marqueurs : en 2002, ils sont au nombre de 15 mais peuvent aller jusqu’à 17. Nous ne comptons pas ici le marqueur déterminant le sexe. Chaque marqueur est porteur de deux allèles : l’un provient du père, l’autre provient de la mère. Le profil génétique d’un individu renseigné sur 15 marqueurs présente donc 30 allèles. Sur ces 30 allèles, la moitié sont identiques à la moitié de ceux du père de l’individu ; l’autre moitié à ceux de sa mère.
Lors de la comparaison entre une trace et le profil génétique d’un individu, le moteur de comparaison du FNAEG recherche des correspondances strictes entre les allèles. Autrement dit, dans le cas d’un individu à 15 marqueurs, il faudra que les 30 allèles de ce dernier soient identiques à ceux de la trace pour que le fichier retourne une correspondance (appelé par abus de langage un « match » dans le monde des experts) à l’enquêteur. Dans le cas contraire, la recherche est considérée comme infructueuse. Or, il est des cas où des correspondances partielles peuvent être d’intérêt : ceux où est recherché le parent d’une trace.
En effet, si le suspect n’est pas fiché, peut-être que ses parents ou ses enfants le sont. Ce sont alors eux qui vont permettre de remonter jusqu’à lui car ils fourniront aux enquêteurs un nom de famille. À partir de ce nom, ne restera qu’à reconstituer l’arbre généalogique de la famille du suspect à partir des registres d’état-civil. La manière d’y parvenir à partir du FNAEG est très simple : si le parent du suspect est fiché, le moteur de recherche doit retourner à l’enquêteur tous les individus présentant 50% d’allèles identiques à ceux de la trace. Des analyses complémentaires comme les tests de paternité ou de maternité permettent ensuite de confirmer définitivement le lien de parenté entre l’individu et la trace.
Mon idée me paraissant cohérente, je cherche à savoir si elle a déjà été mise en œuvre à l’étranger. Reprenant ma démarche de scientifique, j’effectue une recherche bibliographique. Humblement, je me dis que d’autres scientifiques à l’étranger ont certainement eu la même idée que moi, l’ont déjà mise en œuvre et en ont publié les résultats. Leur expérience en la matière, réussie ou non, peut m’aider à gagner du temps. Cette recherche m’amène à découvrir un case report dans le célèbre magazine Science. L’article traite du cas du Grim Sleeper, tueur en série d’au moins onze jeunes filles en Californie entre 1985 et 2010. Bien qu’ayant laissé son profil génétique sur plusieurs scènes de crime, il a toujours échappé aux forces de l’ordre et n’a donc jamais été fiché. Les experts nord-américains ont alors adopté la même approche que la mienne et ont réussi à identifier son fils dont le profil génétique était référencé pour des délits. L’article rend également compte d’autres états nord-américains ayant recours à cette technique. À ce stade de mon étude, je suis persuadé que le FNAEG a aussi recours à ce type de recherche mais de manière exceptionnelle. Je prends attache avec les représentants du fichier qui m’apprennent, à ma très grande surprise, que ce cas de figure n’est pas prévu.
La publication dans une grande revue scientifique de la recherche d’un parent au sein du fichier des empreintes génétiques nord-américain me rassure cependant sur la validité de ma démarche. Grâce aux contacts noués lors de ma précédente affectation, je la soumets alors à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice. Cette direction me répond que c’est une première en France, que le FNAEG n’a jamais été envisagé sous cet aspect. Rien n’interdit cette recherche mais rien ne l’autorise. Immédiatement, se pose la question de sa validité dans le cas où elle permettrait d’identifier l’un des agresseurs d’Élodie Kulik. Une année de débats visant à garantir que l’enquête ne sera pas cassée à cause de cette nouvelle méthode de recherche va s’ensuivre. Le couperet tombe en 2011 : nous sommes autorisés à recourir à la technique. Si elle était couronnée de succès, elle ne constituerait pas une cause de nullité de procédure. En toile de fond, il pourrait même être envisagé de l’étendre au plus grand nombre pour la résolution d’affaires similaires.
Dès l’obtention de cette autorisation, la requête visant à rechercher au sein du FNAEG tous les individus présentant la moitié de leurs allèles identiques à ceux de la trace est lancée. Comme pour nos homologues nord-américains, le pari va se révéler payant et constituer pour moi une deuxième surprise qui est heureuse : le père du suspect est fiché. Un test de paternité reposant sur l’analyse du chromosome Y de la trace et de l’individu proposé par le fichier permet de confirmer définitivement l’appartenance des deux à une même lignée paternelle. À partir du nom de famille obtenu, nous reconstituons alors la généalogie de cet homme. Nous remontons jusqu’à son fils aîné, vraisemblablement le véritable propriétaire de la trace. J’ai droit à une troisième surprise mais qui est mauvaise : notre suspect est décédé en 2003 dans un accident de la route soit un an après les faits. Après s’être assuré qu’aucun autre membre de cette famille ne pouvait être concerné, l’exhumation du son corps du suspect début 2012 est lancée. Elle permet de confirmer que son profil génétique est bien celui de la trace.
Le décès du suspect peu de temps après les faits explique son absence lors des opérations de prélèvement de 2002 à 2010. Les expériences ont permis de vérifier les hypothèses. Même si les choses s’annoncent difficiles, je sais néanmoins que l’enquête sera résolue. Quand les enquêteurs disposent d’une piste et à plus forte raison d’un nom, ils l’exploitent jusqu’au bout. Un travail conséquent de reconstitution de l’environnement familial et amical du suspect avant son décès est réalisé. C’est ainsi que mi-2012 le second suspect est ciblé. Il est ensuite identifié et confondu par la reconnaissance de sa voix sur l’appel passé par Élodie Kulik le soir de sa mort. Jugé en première instance en décembre 2019 puis en appel en juillet 2021, il est condamné à 30 ans de prison pour le viol et le meurtre d’Élodie Kulik.
Quand on me demande comment j’ai fait pour avoir l’idée de rechercher un parent du suspect dans le FNAEG (que certains qualifient de géniale alors qu’elle est très simple), je réponds toujours la même chose : il n’y a rien d’extraordinaire dans ce que j’ai fait, c’est la démarche scientifique conjuguée à l’expérience de l’enquête. Des hypothèses posées puis vérifiées par les outils de l’enquête. Une certaine distance par rapport aux résultats. Des échanges avec des gendarmes plus expérimentés car nous réfléchissons mieux à plusieurs que tout seul face à un résultat difficile à interpréter. Tout ça, n’importe quel scientifique ou individu ayant une rigueur et une logique intellectuelle peut le faire.
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