Ce chemin qui remonte de l’acte criminel à son auteur est ce qu’on appelle la preuve. Elle est – à des titres divers – la préoccupation quotidienne des enquêteurs, des organes de poursuite et des juges. Sa nature essentiellement rétrospective en fait la difficulté, l’imprévisibilité, l’incertitude. On ne remonte pas le temps comme ça. Des années de cours d’assises m’ont enseigné que le chemin qui sépare la preuve la plus spectaculaire d’une déclaration de culpabilité est mystérieux : on croit la tenir, elle s’échappe, elle semble obscure, elle s’impose. « Toi qui pénètres ici, méfie-toi : la preuve absolue n’existe pas » pourrait être l’avertissement gravé au fronton des laboratoires de criminalistique. Et pour cause.
Quand c’est trop beau pour être vrai
Il venait de tuer le vieil amant qui avait refusé de céder à ses exigences financières quand, pris de remord, il avait alerté la police pour qu’on tente de lui prodiguer les soins qui, pensait-il, pourrait le sauver. Sans révéler son nom, il avait pris la fuite avant l’arrivée des secours. Arrêté peu après et confronté à l’enregistrement de son message, il avait reconnu les faits mais une partie de la procédure qui contenait ses aveux fut annulée. A la reprise de l’instruction, il avait décidé de changer son système de défense et de nier les faits, position qu’il avait maintenue jusqu’à son procès. Le président décida de lui laisser longtemps la parole au cours de son interrogatoire de personnalité pour que chacun puisse se familiariser avec le son de sa voix. Vint alors le moment de l’examen des faits et la diffusion de son message enregistré par les services de police.
Lors de la suspension qui est un moment de détente et d’échanges informels, tous les juges et jurés avaient parfaitement reconnu la voix de l’accusé. L’affaire était pliée. Sauf que…
Sauf qu’à la reprise, et pour enfoncer le clou, le ministère public avait sollicité la rediffusion du message accablant, ce qui fut fait. Vint la suspension suivante qui vit l’un des jurés pris d’un doute. A la requête de la partie civile, on rediffusa le message, mais à la coupure d’après, ils étaient trois à s’interroger.
Autant dire que sollicité une dernière fois d’ordonner la rediffusion du message enregistré, le président, instruit par l’expérience, s’en garda bien. L’accusé dont seuls les professionnels avaient connaissance des aveux rétractés, aurait probablement été acquitté si l’on s’était éternisé à rediffuser son appel.
Plus une preuve semble définitive, plus on doit s’en méfier
Sa coupe de cheveux très particulière à l’époque, était reconnaissable entre mille : rasé tout autour de la tête, ne laissant apparaître qu’une brosse ovale de cheveux noirs et drus sur le front haut, mince et élancé, aucun de ces détails n’échappa à la vidéosurveillance du parking sous-terrain dans lequel il avait pénétré à visage découvert pour commettre son forfait. Il fut acquitté.
Quelle plus belle preuve que de voir la victime désigner elle-même son tueur avec son propre sang, qui plus est, en commettant une faute d’orthographe dont elle était coutumière ?! La condamnation de l’accusé ne fit pourtant pas obstacle au mouvement qui, invoquant une erreur judiciaire, aboutit à la grâce du condamné.
Combien de chances avez-vous de vous tromper dans l’identification de cette empreinte génétique, demande-t-on fréquemment à l’expert ? Une sur un milliard, environ, répond-il. Jusqu’au jour où l’on s’aperçoit, ce qui est arrivé sous mes yeux, qu’une erreur matérielle contenue dans l’expertise dictée à la va-vite, avait faussement désigné l’accusé.
Les exemples de la sorte abondent et l’on pourrait en tirer une première leçon : plus une preuve semble définitive, plus on doit s’en méfier.
Progresser encore et encore
Tout ceci ne saurait dissuader les techniciens et experts de chercher en permanence à perfectionner les techniques de recherche et il faut bien reconnaître que depuis la découverte de la dactyloscopie, le chemin parcouru qui a permis d’identifier les criminels ou de mettre hors de cause les suspects est impressionnant.
La recherche scientifique est permanente et on ne soupçonne probablement pas quels progrès futurs vont encore éclairer la vérité.
Mais aussi loin que l’on puisse progresser, il est une solution de continuité qui séparera toujours l’administration de la preuve de la déclaration de culpabilité et engendrera parfois la frustration du meilleur limier, c’est celle du travail de la raison.
Sans reprendre in extenso la déclaration qu’adresse aux jurés le président de la cour d’assises à la fin des débats, avant que la cour se rende dans la chambre des délibérations, il convient toutefois d’en citer ce passage contenu dans le plus bel article du code pénal, l’article 353 qui postule la liberté de la preuve et l’intime conviction : « …la loi…prescrit [aux juges]…de chercher…quelle impression ont faites sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé et les moyens de sa défense… ». Aussi parfaite que soit la preuve, sa démonstration exigera donc toujours un travail de la raison sans lequel aucune décision de culpabilité ne peut être prononcée. Or, il n’est rien de plus incertain que la raison, même si la collégialité en atténue fortement l’aléa.
Les difficultés d’un délibéré
Il est, par exemple, particulièrement difficile de se prononcer sur l’intention homicide. Que signifie : donner volontairement la mort ? Doit-on sonder la pensée exacte de l’accusé au moment précis d’un acte auquel il ne pensait peut-être pas l’instant d’avant et qu’il va regretter aussitôt son forfait commis ? Voulait-il vraiment donner la mort ? C’est, à l’évidence impossible. Il va donc falloir déterminer si la mort est la conséquence matérielle logiquement prévisible d’un acte commis par une personne consciente et lucide.
De même les traces d’ADN désignant un accusé sur les sous-vêtements de la plaignante d’un viol, aussi catégoriques soient-elles, ne dispenseront jamais d’une interrogation sur le consentement, ni les traces de défense constatées sur les poignets de celle-ci, sur les origines et circonstances de la lutte.
Sans oublier et c’est peut-être l’essentiel, qu’un procès – où le doute profite à l’accusé – est l’exercice singulier qui commande aux juges de déterminer ce dont ils sont sûrs, d’agissant de faits auxquels ils n’ont pas assisté.
Toujours les fondamentaux
Les enquêteurs et experts n’ignorent rien de tout cela, bien sûr. Mais à cette démarche rétrospective qui est leur lot, va en succéder une autre, prospective cette fois, qui est précisément la mission de cette interface qu’est le parquet et qui consiste à évaluer, avec toutes les précautions possibles vu l’incertitude qui caractérise la démarche des juges, et à garantir la qualité de la preuve que l’autorité de poursuite va leur soumettre.
Dans cette chaîne procédurale incertaine et, à vrai dire, assez vertigineuse qui, partant de la constatation du drame, doit conduire avec suffisamment de certitude à l’identification du criminel et à la répression du crime, il convient que chacun ait une pleine conscience du rôle qui est le sien et de la place qu’il occupe.